Le rire du sourd

Publié le par Antoine Chainas

Bon, autant le dire tout de suite, ici, on aime Thierry Di Rollo, on adore Thierry Di Rollo, on l'adule quasiment, on se prosterne devant son effigie, faite de papier mâché et de vieux cartons bouillis. Pourquoi ? Vous le saurez en lisant ces quelques lignes consacrées à la sortie en poche (merde, 6,80 Euros, c'est pas grand-chose pour un décrassage d'automne) de Meddick, cinquième opus de La Tragédie Humaine, comme l'appelle lui-même l'auteur. A moins que vous n'ayez déjà abandonné la lecture de cet article tant, si vous le connaissez déjà, la radicalité de ses écrits rebute une bonne part des lecteurs potentiels.

Un (presque) sans faute

Di Rollo, un auteur français contemporain qui sévit sur les terres de la véritable anticipation, celle de la prospective, c'est assez rare pour être signalé. Un auteur français qui refuse à ce point de formater ses oeuvres, qui continue, coûte que coûte, à tracer son sillon, quitte à être incompris, c'est encore plus rare. Je parlais, dans un article précédent, de David Peace et de son refus de pactiser avec le lecteur, de sa manière d'assumer la noirceur complète, abyssale. Eh bien figurez-vous qu'on a le même chez nous, en SF : c'est-à-dire le même sans le compte en banque, la reconnaissance et la notoriété.
Di Rollo, on l'avait découvert en 1997 chez Encrage avec une bombe, un virus, un gémissement qui se transforme en cri à glacer le sang. Ca s'appelait Number Nine et ça racontait l'épopée de deux héros - un homme et une femme - dans un monde au bord du gouffre, peuplé d'êtres qu'on dit humains mais qui ne mériteraient pas d'échapper à l'apocalypse promise, en compagnie d'un chien d'attaque mutant beaucoup moins sympathique que le défunt Mabrouck. Une sorte de roman picaresque d'avant la fin, un Thackeray au bout du rouleau, sale et méchant.
Ensuite, l'écrivain a continué sa route. Avec la même obstination commercialement suicidaire, la même rage froide. Il a publié Archeur, puis, placé sous la protection des éditions du Bélial, dont nous ne saluerons jamais assez ici le courage et la clairvoyance, La Lumière des Morts et La Profondeur des Tombes. Pas besoin de vous expliquer de quoi ça parle, avec des titres pareils, vous vous doutez qu'on est loin, très loin de Marc Levy.
Arrive ensuite Meddick. Sachez, pour la petite histoire que ce bouquin est celui qui a failli avoir la peau de son auteur, tant son implication a été grande à sa rédaction. Sachez aussi que cette publication en poche sera probablement la dernière - faiblesse des ventes oblige. Mais si vous voulez lire un jour en poche l'opus qui suit Meddick - Les Trois Reliques d'Orvile Fisher -, tout aussi réussi, peut-être même plus radical tant la chair narrative s'amenuise pour ne laisser place qu'à l'ossature coupante et rugueuse du propos, il faudra alors vous procurer Meddick, quitte à faire chanter le libraire que vous avez vu, pas plus tard qu'hier, dans une boîte gay avec une plantureuse jeune fille à moustache qui n'était pas du tout sa femme.
Par pudeur, nous passerons sous silence la tentative récente de Di Rollo de s'atteler au polar. Le Syndrome de l'Eléphant ne nous avait pas, mais alors pas du tout convaincu (et nous aurions tant aimé être convaincu...)
Bon, avant de continuer, je vais arrêter d'employer la première personne du pluriel parce qu'on va finir par croire que je me prends pour Napoléon.

Et Meddick, alors ?

Comme je l'ai dit plus haut, Meddick tient sans doute une place à part dans l'oeuvre de Di Rollo : c'est celle où il s'est le plus investi et c'est sans doute celle où l'incompréhension d'une partie du lectorat a été la plus douloureuse au regard de l'investissement.
Pourtant, Di Rollo ne fait pas autre chose que dans ses autres livres : décrire l'abjection, la plongée en eaux profondes dans un monde qui n'a plus rien de vivable et qui pourrait être le nôtre sous bien des aspects : tours interminables, océans morts, cynisme de la classe dominante vis à vis des pauvres réduits à l'état de bétail, d'objets lointains, abstraits, croupissant en contrebas. John Stolker est un fils de dirigeant, arrogant, désabusé et in fine coupé de tout élan métaphysique, sauf lorsqu'il s'allume au K. Beckin, drogue surpuissante qui lui permet, une dernière fois de voir Dieu. Un Dieu syncrétique, païen et malveillant, bien sûr. Un Dieu chimique. Un Dieu qui va lui dire de faire des choses pas belles, mais alors pas belles du tout, voire tout à fait moches... La drogue, dernière alternative d'une humanité qui ne croit plus en rien. La tentative du sacré échoue dans la boue et dans le sang. Ne reste que l'Homme dans sa profondeur : un trou sans fond. Ne reste de l'Homme que la rognure, le mécanisme. L'Homme à qui il ne manque que l'humanité. En ce sens, Di Rollo se place définitivement du côté des voltairiens enragés : il n'y a pas de bons sauvages et le premier cri que pousse le nouveau-né est déjà celui de la Bête. Les héros de l'écrivain haïssent la terre entière, y compris eux-même, et accomplissent leur vengeance avec un détachement sidérant... C'est peut-être cet aspect totalement nihiliste qui rend ses livres difficilement abordables pour certains. Mais l'intégrité de ses écrits, leur puissance démoniaque mérite sans doute un petit effort. Des Thierry Di Rollo, il y en a pas beaucoup en France (il n'y en a même qu'un, seraient tentées de répondre les âmes ironiques dont je suis). Si l'intégrité avait un prix, elle coûterait six euros quatre-vingts centimes et serait disponible en poche chez Folio SF.

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