Une Série appelée Noire

Publié le par Antoine Chainas

Il ne s'agit plus de bouger les meubles, faire de la place à ceux qui z'en veulent, mais d'une petite révolution qui n'a rien de copernicienne. Révolution qu'a entamée la Série Noire, placée sous la direction du très rock'n roll Aurélien Masson. En trois mois, c'est une déferlante qui s'abat sur le pauvre peuple de France, la dégoulinante, mec, la rupture totale, de débranchage de circuits dans les règles de l'art. Bon, on pourra arguer, sans tenir compte du fait que le lecteur et ses attentes changent, que le polar n'a pas vraiment besoin de ça. On pourra arguer que le monde continue de tourner et 90% des gens s'en foutent complètement. Mais ce n'est pas l'important : le roman noir est en train de se prendre un coup de pompe dans le train et, si le rythme est gardé, il va bien finir par le sentir passer, à force.

Qu'on en juge un peu :

- Janvier : Thierry Marignac - Renegade Boxing Club.

- Février : Charlie Williams - Le Roi du Macadam et Ken Bruen - Cauchemar Américain.

- Mars : D.O.A. - Le Serpent aux Mille Coupures.


Combattants

Thierry Marignac revient, et il n'est pas content. Vous me direz, Marignac est tout le temps en colère et ça fait vingt ans que ça dure. Il fait partie, à l'instar d'un certain Nazutti dans Versus, de ces gens dont la rage inextinguible se matérialise sous la forme d'une sorte d'intégrité, de pureté. Ne jamais se rendre, ne jamais se compromettre et survivre. C'est sans doute ce qui transparaît le plus dans ses bouquins : le pouvoir des mots et celui des coups est finalement assez semblable ; la danse est identique et constitue une arme de survie en milieu hostile. Dans Renegade Boxing Club, Dessaignes, un humanitaire à la ramasse, est approché par un homme d'affaire russe légèrement flippant pour expertiser des écoutes et défendre en procès un compatriote de ce dernier légèrement mafieux. Au pouvoir des mots, au pouvoir politique, Dessaignes va substituer celui du corps, de la frappe et des enchaînements de combinaisons en trouvant refuge dans les sous-sols de Greenville, au sein d'un club de boxe miteux animé par un certain Big Steve. Et il n'est pas surprenant de constater une fois de plus chez Marignac, outre une fascination manifeste pour les "univers virils" qui sont les siens - que le protagoniste principal, après avoir échoué (comme dans Fasciste, premier roman de Marignac) à opérer la jonction entre les mots (le mental) et la cogne (le physique), sous la menace d'être broyé par les rouages politiques, se réfugie (comme dans Fasciste, encore), dans les lieux où ça continue de frapper. Un vrai bon roman avec de la vraie bonne sueur : celle des coups et celle de la peur qui les entraîne.


Yop Là

Royston Blake, le héros très noir des Allongés, puis un peu plus rigolo de Clopes et Binouze, revient pour le dernier volet de la trilogie Mangel, Le Roi du Macadam, et finit d'opérer sa mutation vers un comique pur, porté ici à son point de chute logique, celui du slapstick. Il semblerait d'ailleurs - et c'est là une opinion purement subjective, comme toutes celles exprimées dans ce blog - qu'à mesure que Blake évolue, son corps même, sa gestuelle deviennent plus élastiques, plus frénétiques. Au point qu'on ne puisse plus cesser de penser, durant la lecture de cet ultime opus, à la célèbre chanson de Maurice Chevalier : "Quand on voit passer le grand Prosper avec son beau petit chapeau vert et sa martingale, à son air malabar et sa démarche en canard, faut pas être bachelier pour deviner son métier..."
Certains regretteront cette évolution (ceux qui n'aiment pas le comique car il désamorce le drame) tandis que les autres la salueront (ceux qui préfèrent que la noirceur soit contrebalancée par l'humour). Pour ma part, je me suis bien marré. Ce qui est déjà énorme. Et puis, finalement, la démarche de Williams est cohérente : le rire, pour peu qu'on le mène avec doigté à son paroxysme, peut être aussi dévastateur que le plus enragé des brûlots.


Cauchemar irlandais

Oui, cauchemar irlandais, c'est plutôt comme ça que j'aurais appelé le dernier roman de Ken Bruen tant, ici, l'Amérique prend des airs salutaires et le cauchemar, justement, vient d'Irlande, pays dont sont originaires les protagonistes du livre - à l'exception d'un couple de psychopathes typiquement "bigger than life". Ceci dit, je suis pas Ken Bruen et on se fout de savoir quel titre j'aurais trouvé pour le bouquin. Une fois encore, l'écrivain fait preuve d'une majesté inégalée dans la débine. Steve O, le héros de l'histoire, ressemble, en bien des points, à Jack Taylor, autre personnage fameux inventé par Bruen : un mélange de noirceur abyssale, de prédisposition à l'échec, d'inaptitude au bonheur et de compassion fulgurante pour les autres, tous les autres. Ceux qui souffrent. Et ils sont tellement. Ici, il est question d'un braquage foiré, d'une grosse somme d'argent entre des mains inopportunes, et d'un irlandais qui va exporter son propre chaos outre-atlantique. Finalement, vous l'aurez deviné, on retrouve dans ce livre tout ce qu'on aime chez l'auteur : une écriture très fluide et faussement simple agrémentée d'un plan solide. Allez jusqu'à la fin, car comme toujours, Bruen sait ménager de magistraux coups de théâtre. Oui, allez jusqu'à la fin de ce cauchemar. Irlandais ou américain, peu importe : les mauvais rêves et les gueules de bois sont universels.



Reptilien

Trois adjectifs caractérisent le nouveau roman de DOA : sec, sec, sec. Et c'est une excellente nouvelle. Car l'homme s'y entend en matière de timing, d'action et de relâchement, sans oublier la petite pointe de critique sociale qui rehausse le tout. Ca va vite, ça frappe juste. Pas de psychologie ni d'état d'âme. Pas de digression ni de figure de style inutile. DOA, après le très ambitieux Citoyens Clandestins, revient au simple, au limpide : un deal de dope en pleine cambrousse qui tourne à l'hécatombe, un motard blessé recueilli par un Noir en butte à l'hostilité du "monde rural", et une histoire de mille coupures que vous pourrez découvrir et, éventuellement, replacer dans une discussion mondaine un de ces quatre. Ici, on a vraiment bien aimé parce que, parfois, on ne demande pas au polar autre chose que de la concision, du sérieux et de l'efficacité. Une chose que les amérloques font (parfois) très bien et que DOA - après s'être attaqué aux autres chasses gardées US qu'étaient le cyberpolar et le thriller géopolitique - adapte avec maestria. Appelons ça de l'importation intelligente. Chapeau.

 

Publié dans polar

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S
Quand on lit un roman avec plaisir, on écrit une chronique avec plaisir et vice versa. Le livre nous soulève.
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A
Salut Silouane,<br /> Belle chronique. Vraiment ravi que ça t'ait plu. J'ai bien aimé tes réflexions sur le rythme et l'intrigue, qui s'échappe, qui échappe à tout, d'ailleurs. Marignac va être aux anges. Pour le suivant, si tu le trouves (il est épuisé et c'est assez dur de mettre la main dessus), ce sera sans hésiter Fasciste : son premier roman qui lui a valu, à l'époque, d'être tricard dans le milieu du polar pendant un bon bout de temps. Il y explorait déjà les rapports troubles de l'exaltation virile et de l'instrumentalisation politique qui l'accompagne. Les boxeurs ont un terme pour qualifier cette frappe impossible à cadrer, typique de l'auteur : "fausse patte" ;).<br /> Amitiés.<br /> Antoine.
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S
Bonjour M. Antoine,<br /> L'avis de Silouane sur le nouveau club est chez Silouane :<br /> http://silouane.blog.lemonde.fr/2009/02/20/un-coup-au-renegade-boxing-club/<br /> Et vous avez gagné le droit de m'indiquer quel devrait être mon prochain Marignac , applaudissements!!!
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A
Bonjour Sl Sl. Bienvenue. Eh bien, je vous remercie pour ces gentillesses à l'endroit de cette petite excroissance. Mais il va sans dire que le fait que vous découvriez éventuellement des auteurs que vous ne connaissiez pas encore, que ça vous donne envie de les lire, est vraiment le plus beau compliment que vous puissiez me faire. Merci encore.<br /> Antoine.
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S
Votre blog me plaît beaucoup : j'ai découvert grâce à vous plein d'auteurs intéressants et j'aime bien le ton que vous avez.
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